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Le droit des successions fait-il obstacle au développement d'une philanthropie à la française ?
Juridique
La permanence de l'engagement philanthropique : une spécificité américaine
Les dons au profit d’œuvres caritatives sont au cœur des traditions américaines : 95 % des citoyens sont donateurs1, au point que certains riches entrepreneurs ont eu l’idée de lancer une initiative philanthropique baptisée The Giving Pledge[1]. Très largement médiatisé, le mouvement a été lancé en juin 2010 par Bill Gates, cofondateur de Microsoft, et Warren Buffet, financier et investisseur à la tête de la société Berkshire Hathawayet. Il s’agit d’enregistrer l’engagement moral de milliardaires acceptant de céder plus de la moitié de leur fortune à des causes philanthropiques, de leur vivant ou à leur décès.
Vous avez dit interdiction de déshériter ?
Une initiative qui fait rêver outre-Atlantique… Parmi les plus incitatifs en la matière, le droit français encourage largement le don en faveur de causes d’intérêt général par le biais de fortes réductions d’impôts et en les dispensant de droits de mutation. Néanmoins, la protection des héritiers ne permet pas de lancer une initiative comme The Giving Pledge. Grand principe du droit successoral français, la réserve héréditaire veut que le défunt ne puisse déshériter totalement ses enfants ou, qu’à défaut de descendance, il ne puisse déshériter son conjoint survivant (voir encadré). Par conséquent, et sauf renoncement expresse des héritiers à leur droit de réserve, un philanthrope ne peut pas choisir de donner ou de léguer l’intégralité de sa fortune à une œuvre d’intérêt général, même s’il est un self made man.
Régie par les articles 912 et suivants du Code civil, la réserve héréditaire est « la part des biens et droits successoraux dont la loi assure la dévolution libre de charges à certains héritiers dits réservataires, s’ils sont appelés à la succession et s’ils l’acceptent ». Elle s’oppose à la quotité disponible, « part des biens et droits successoraux qui n’est pas réservée par la loi et dont le défunt a pu disposer librement par des libéralités ». L’objectif de la réserve est de protéger les héritiers, enfants ou conjoint, contre une dépossession absolue ou quasi-absolue de leurs droits. Ils pourront agir en réduction de libéralités si les dons et legs en faveur d’autres bénéficiaires dépassent la quotité disponible au sein du patrimoine concerné.
Réformer le droit successoral français, une mission impossible ?
C’est le triste constat fait par Claude Bébéar, ancien PDG d’Axa et fondateur de l’Institut Montaigne[1], qui milite ardemment en faveur d’une réforme du droit successoral français. Et cela prend toute son importance lorsque l’on sait qu’en France les legs constituent une part importante du financement de certains organismes à but non lucratif - plus de 50% du budget annuel de certaines fondations par exemple.
Afin d’encourager la philanthropie, Claude Bébéar propose un système à deux niveaux : une obligation de transmettre aux héritiers les biens familiaux dont on a soi-même hérité mais la liberté de disposer de ce qu’on a acquis soi-même au cours de sa vie. Une proposition de loi dans ce sens a été soumise au Sénat[2], sans succès. Certains voient dans cette proposition un risque de rupture d’égalité entre les héritiers d’empires familiaux et les enfants de self made men. D’autres, une légitime liberté de tester, qui ne signifie pas pour autant une obligation de le faire… On comprend là toute la difficulté de changer une tradition française séculaire de transmission familiale.
Quand l'Europe s'en mêle
L’Union Européenne aurait-elle entendu le lointain écho des pourfendeurs de la réserve héréditaire en France ? Un règlement européen du 4 juillet 2012 relatif aux successions[1] prévoit pour les testateurs la possibilité de choisir, entre son dernier pays de résidence et le pays dont il a la nationalité, le droit qui sera applicable à sa succession. Le règlement sera applicable pour les successions ouvertes à partir du 17 août 2015 et ne sera pas sans conséquences pour les associations et fondations et leurs donateurs puisqu’il pourra notamment permettre, dans certains cas, d’échapper aux contraintes de la réserve héréditaire.
Chloé Baunard-Pinel & Léa Morgant
Trois questions à Claude Bébéar, Président-fondateur de l'institut Montaigne
- Pourquoi êtes-vous convaincu de la nécessité d'une réforme du droit successoral français ?
Ceux qui ont construit leur fortune à l’échelle d’une vie grâce à leur talent et à leur travail, devraient pouvoir en disposer librement, particulièrement pour en faire don à des œuvres d’intérêt public, sans limitation de montant. Cette idée s’inspire de ce qui se fait déjà aux Etats-Unis, avec l’initiative The Giving Pledge de Warren Buffet et Bill Gates. Des milliardaires se sont moralement engagés à céder plus de la moitié de leur fortune à des causes philanthropiques ou des associations caritatives. Il s’agit bien sûr d’adapter cette idée à la culture française, si profondément attachée à l’idée de transmission familiale, tout en offrant la possibilité à ceux qui le veulent de mettre leur patrimoine au service de causes d’intérêt général. A l’heure où les finances publiques sont sous contraintes, il est plus que jamais nécessaire de permettre cette évolution.
Le droit des successions tel qu’il existe aujourd’hui bride la générosité individuelle en faisant prévaloir l’intérêt des descendants. D’après le Code civil, un individu ne peut disposer librement que de la moitié de son patrimoine s’il a un enfant, d’un tiers s’il en a deux et d’un quart s’il en a trois ! Cette réserve héréditaire constitue un véritable frein à la générosité privée.
- Suite aux différents rapports de l'institut Montaigne, une proposition de loi a été déposée en 2011. Comment expliquez-vous que cette proposition, malgré un écho certain dans le monde politique, n'ait pu aboutir ?
Dans ces rapports, nous proposons un système à deux niveaux : ce qui est hérité de la famille doit être transmis aux héritiers selon le système actuel. Par contre, ce qui a été gagné au cours d’une vie par le travail et le talent devrait pouvoir être cédé librement dans des conditions qui pourraient être définies par le Conseil d'Etat. Marie-Hélène des Esgaulx, sénatrice Les Républicains, a effectivement déposé une proposition de loi en 2011 reprenant cette idée. J’en ai ensuite discuté en particulier avec l’actuel Président de la République et avec la Garde des Sceaux qui semblaient vraiment intéressés, mais rien n’a changé.
- Quelles sont les prochaines étapes ?
Nous allons continuer à porter cette idée dans les médias et auprès des décideurs. Je crois savoir que le parlementaire Frédéric Lefebvre, qui est député des Français en Amérique du Nord et très sensible à cet enjeu, est sur le point de déposer une proposition de loi sur ce sujet. Beaucoup de grands patrons français sont d’ailleurs intéressés par ce projet et montrent déjà leur générosité à travers des fondations notamment. Je suis convaincu que nous aurions tout à gagner à donner cette liberté qui permettra d'accélérer le partage de fortune et de soutenir des causes d'intérêt général.
Pour en savoir plus
> Pourquoi Bill Gates et Warren Buffet ne peuvent pas faire d’émules en France…, note de l’Institut Montaigne, mai 2011
> Pour encourager la philanthropie, refondre le droit ancestral des successions (interview de Claude Bébéar), Rémi Godeau et Irène Inchauspé, L’Opinion, 27 novembre 2014
> Pour une dérogation à la réserve héréditaire en faveur de la philanthropie, entretien avec Marie- Hélène Des Esgaulx (sénatrice de la Gironde), Le Quotidien Juridique, 22 septembre 2011, n°189.
> Règlement européen : quel impact sur les legs ?, Francisco Rubio, Jurisassociations, n°514, 1er mars 2015
> Les Repères Admical n°14 : La fiscalité des dons des particuliers, 2015
[1] Régl. (UE) n° 650/2012 du 4 juillet 2012
[1] L’Institut Montaigne est un think tank indépendant. Sa vocation est d’élaborer des propositions concrètes dans les domaines de l’action publique, de la cohésion sociale, de la compétitivité et des finances publiques. www.institutmontaigne.org
[2] Proposition de loi n°748 visant à concilier philanthropie et droit des successions, enregistrée à la présidence du Sénat le 11 juillet 2011